21/09/2024 Sans temps Centre d'art Bois fleuri, Lormont
En 1568, Brueghel l'Ancien peint La parabole des aveugles, en référence au récit néo-testamentaire de Mathieu et Luc . Six personnages aveugles se suivent en se tenant par l'épaule. Le premier d'entre eux est déjà tombé. Dans sa chute, il va entraîner les cinq autres malheureux. La composition qui traverse le tableau dans une longue diagonale induit d'elle-même la chute inexorable de l'ensemble des personnages. A la fois Art Sacré et peinture de paysage, Brueghel représente la finitude des hommes dans un monde aux couleurs gris, brun, vert tamisé qui les enferme et les condamne au désespoir. En 1890, Maurice Maeterlinck écrit et fait jouer sa pièce Les aveugles, pièce en un Acte qui reprend la parabole, elle aussi, en introduisant dans le théâtre une nouvelle approche du récit : les comédiens censés « voir » où ils vont confient cette tâche au public qui, seul, assiste impuissant au désastre imminent.
Ces deux références nous guident pour approcher les œuvres de Michel Herreria dans le contexte de son exposition Sans temps qui se déroule au Bois Fleuri de Lormont. « Sans temps » signifie à la fois l'histoire personnelle de Michel Herreria avec les Centres d'Arts de cette ville qu'il connaît depuis les années 80 ; « sans temps » signifie aussi que l'histoire de l’œuvre de l'artiste n'a de cesse de rassembler, période après période, des préoccupations similaires, déclinées comme autant de suites ou de variations d'un même projet de conversation avec les Maîtres anciens, avec le théâtre d'avant-garde et avec les enjeux les plus actuels de la représentation picturale. Le rapprochement avec le théâtre, ses machineries, son histoire scénographique, est incontestable : tous ses personnages naissent du fond abstrait des peintures sur bois du début de la décennie 1985-1995, auxquelles ils résistent par des postures chorégraphiques, erratiques, instables et qui prennent peu à peu le dessus en imposant une relative simplification des scènes, ou décors. Les fonds commencent d'abord par une certaine violence, des lignes se superposent et s'entrechoquent plus qu'elles ne s'entre-mêlent. La composition, héritée des grands abstraits espagnols de la second moitié du XXème, tous traversés par un sentiment contrarié entre la matérialité du support et un attachement persistant au symbolisme, ne cesse d'introduire les questions brûlantes de la condition humaine. Mais peu à peu, ce fond sévère s'adoucit au tournant du milieu des années 90 pour introduire de façon plus intense la présence de figures, de personnages, d'êtres en errance. Ce théâtre est celui de personnages comme ceux de Maeterlinck ou Beckett aux prises avec une logique de l'enlisement, de l'étouffement, de l'épuisement et de l'impuissance qui engendrent un entêtement absurde . Alors ce sont les gestes parodiques eux-mêmes – parodiques d'eux-mêmes – qui définissent les espaces. A partir des années 2000, ce sont vingt années de personnages clownesques, esseulés, égarés qui se succèdent de peintures en pastels et cartes à gratter. La série Les gangues du politique constitue peut-être la démonstration de ce basculement : les « aveugles » de Brueghel et Maeterlinck se manifestent de manière éclatante. Des malheureux, de pauvres hères, prisonniers d'une arène labyrinthique, plongés dans le noir de ce fond indifférencié. Ce noir intemporel – sans temps – des aveugles qui se suivent la main posée sur l'épaule et s'entraînent tous dans la chute, Baudelaire le décrit ainsi dans Les fleurs du mal :
« Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules ;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux. »
Faut-il penser l'existence comme une absurdité de bout en bout ? Nous est-elle donnée comme à des aveugles de naissance qui cherchent une autre manière d'être au monde ? Les œuvres de Michel Herreria ne représentent-elles que cette condition humaine à la fois lucide et tragique ?
Pas seulement ! Les personnages, même esseulés, même égarés, parlent et conversent pour survivre. Ils gesticulent, ils se révoltent. Dans l'engluement généralisé, ils s'insurgent et contestent à la fois leur monde et leur état. Bien qu'égarés, ils construisent des souvenirs, peut-être incertains, mais ils nous livrent des images que nous, spectateurs, regardons et révélons pour eux.
Troisième aveugle-né.
« Nous avons abordé par hasard
La plus vieille aveugle.
Je viens d'un autre côté...
Deuxième aveugle-né.
D'où venez-vous ?
La plus vieille aveugle.
Je n'ose plus y songer... Je ne m'en souviens presque plus quand j'en parle... il y a trop longtemps... il y faisait plus froid qu'ici
La jeune aveugle.
Moi, je viens de très loin...
Premier aveugle-né.
D'où venez-vous donc ?
La jeune aveugle.
Je ne pourrais pas vous le dire. Comment voulez-vous que je vous l'explique ?
C'est trop loin d'ici ; c'est au-delà des mers. Je viens d'un grand pays... Je ne pourrais vous le montrer que par des signes ; mais nous n'y voyons plus... j'ai erré trop longtemps […]. »
La série des cartes à gratter, initiée dans les années 90, décrit farouchement cette « situation » que Sartre affirme comme moment du choix et de la liberté. Dans l'égarement et le tragique d'une existence assombrie par les obstacles incessants, le choix s'impose comme révolte venant de soi : l'engagement est une condition existentielle. Vivre, parler, agir c'est s'engager dans un monde inconnu, dans des espaces incertains, dans des relations équivoques. Face à l'obscurité, le rayonnement de nos actions construit des lignes, des schémas par la force de nos désirs.
Mais tout semble malgré tout un peu vain... Sans sombrer dans le désespoir, les personnages (ces anti-héros, histrions du quotidien) de Michel Herreria ne gesticulent que « pour la forme »... pour se sauver de l'effondrement. Si les Aveugles de Brueghel et Maeterlinck continuent d'avancer vers leur chute inexorable, ces personnages peints, grattés ou dessinés semblent tirer les leçons de l'histoire : ils parlent et assument une fixité qui est peut-être leur vraie place.
Les derniers mots de Bartleby dans la nouvelle éponyme de Melville ne sont-ils pas dans la très belle adaptation cinématographique avec le troublant Michael Lonsdale et l'énigmatique Maxence Mailfort : « Je pense que vous savez, Monsieur, que nous ne nous reverrons plus. Je sais où je suis. »
C'est ce « je sais où je suis » qui questionne. François Bon traduit ainsi les derniers échanges ainsi :
– « Bartleby !
– Je vous reconnais, dit-il, sans même se retourner, mais je n’ai rien à vous dire.
- Ce n’est pas moi qui vous ai amené ici, Bartleby, dis-je, peiné durement de sa suspicion implicite. Et pour vous, ce n’est pas un lieu si exécrable. On n’a rien à vous reprocher, pour vous maintenir ici. Et regardez, ce n’est pas un endroit si triste qu’on pourrait le penser. Regardez, vous avez le ciel, vous avez de l’herbe...
- Je sais où je suis », répondit-il […] »
Cette sentence est-elle chargée de la mélancolie baudelairienne avouée par l'auteur des Fleurs du mal : « Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété » renvoyant par là même à la situation du poète et de l'artiste ? Non, Michel Herreria sait où il est ; il n'est pas hébété. Cette sentence porte-t-elle l'ironie d'un Bartleby qui se joue de la pauvre description faite par son ancien employeur, comme dernière satire des autres et de lui-même ? Non, Bartleby n'est ni victime, ni à la distance qui rend le sarcasme possible ou légitime. Misons sur autre signification à la lumière des œuvres de Michel Herreria : ce « je sais où je suis » est enfin la réponse aux aveugles qui cherchent leur chemin ; elle est aussi la réponse de Mercier et Camier ; elle est aussi celle de Vladimir et Estragon... plus encore, elle est la réponse de tous ces personnages angoissés du roman moderne. Cette réponse est « Indolore », « Sans nom », « Qui répète l'histoire ? », titres des carnets à spirales de l'artiste, produits « sans temps » véritable, sans date, sans lieu, sans l'isolement silencieux de l'atelier, sans destin qu'il leur souhaite... « Je sais où je suis », donc : nulle part et partout simultanément ; sans errance ni destination... présent ici et maintenant, pleinement et absolument singulier. Unique et invincible.
La chute des aveugles n'existe pas ; l'errance des identités incertaines n'existe pas ; la mélancolie des poètes et des artistes n'existe pas ; seul le signe, libéré de toute recherche, assumant la répétition sans jamais atteindre la saturation, comme un simple geste gratuit pris dans sa propre présence, autonome, autarcique, autochtone... démontre que l'immobilité est vraisemblablement la seule vérité qui vaille, la seule vérité « sans temps » dans laquelle toute gesticulation et tout mouvement – en peinture particulièrement – recherche l'arrêt au lieu propice.
Jérôme Diacre